Le saviez-vous ?

Meurtre de 2 contrebandiers de Belleydoux en 1830 par les douaniers à Chézery

Les registres des décès de mars et avril 1830 de Chézery et de Forens (communes voisines qui ne fusionneront que bien plus tard, en 1962) notent chacun le décès d’un inconnu, mort dans la Valserine à Chézery, enregistré le 30 mars 1830 (acte 8), sur déclaration d’un lieutenant des douanes qui en ordonne l’inhumation, le corps ayant étant levé par le Docteur Guigraud et deux gendarmes. Le second décès est enregistré à Forens, pour inhumation à la date du 3 avril 1830 (acte 6) d’un homme noyé dans la Valserine, inconnu.

Signalons que Sous les Revenays est un lieu-dit encore connu de Chézery, situé rive droite de la Valserine, dans le premier méandre en amont de Moulin Thomas. La Valserine tenait lieu de limite pour la Zone Franche, cette zone détaxée à l’est de la Valserine et des Monts du Jura où, évidemment de nombreux contrebandiers s’approvisionnaient en tabac et autres denrées, pour le plus grand bonheur des consommateurs des villages « frontaliers » de ce Pays Franc. Le Gué des Avalanches se situait non loin de Moulin-Thomas. Les crues de janvier 1910 ont sans doute fait disparaître ce passage, la route Chézery-Lélex qui longeait la Valserine a été emportée sur quasiment toute sa longueur dans la traversée des Revenays.

Le procureur général, près la Cour royale de Lyon, expose que par arrêt rendu le 9 août 1831, les nommés Dominique Leger, lieutenant des douanes demeurant à Forens, et Pierre-Aimé Bauduret, préposé des douanes demeurant à Arlod, prévenus de meurtre, sur la plainte du ministère public, ont été renvoyés en état d’accusation par-devant la Cour d’Assise du département de l’Ain, pour y être jugés sur les faits suivants :
Dans la soirée du samedi 27 mars 1830, les nommés Perrin, Chapelu, Humbert, Joseph Roybier, François Roybier, Poncet, Pinget et Tabourin, tous de la commune de Belleydoux, et le nommé Jean-Louis Blanc, de la commune de Forens, entrèrent chez Jean-Marie Blanc, cabaretier à Chézery, où ils soupèrent. Ils avaient caché dans le voisinage du cabaret, des ballots de tabac et de tissus de laines, prohibés. A environ 11h du soir, ils allèrent prendre leurs ballots et se mirent en route. Pour rentrer dans l’intérieur de la ligne des douanes, ils étaient obligés de traverser la rivière de la Valserserine. Les douaniers au poste de Noirecombe, s’étaient mis, cette nuit même, en embuscade sur plusieurs points des deux rives : le lieutenant Leger et le préposé Bauduret étaient du côté du pays franc et surveillaient un passage appelé le Gué des Avalanches. Les contrebandiers arrivent entre onze heures et minuit, passent devant l’embuscade occupée par Leger et Bauduret et parviennent au bord de la rivière. Blanc, qui est du pays, était le guide. Il se met dans l’eau, les camarades le suivent. Leger armé d’un pistolet et Bauduret armé d’une carabine sortent de leur embuscade, ils portent chacun un bâton
dont le bout est garni d’un fer en forme de fer de pique. Ils tirent tous les deux. Les contrebandiers se dispersent et fuient dans diverses directions. Leger et Bauduret les poursuivent. Le lendemain le cadavre d’un des contrebandiers est trouvé dans la rivière et deux jours après le cadavre d’un autre contrebandier est trouvé, également dans la rivière, un peu plus loin que le premier. Il y a sur ces deux cadavres des plaies et des contusions graves. Les douaniers ont dressé un procès-verbal sur les événements de cette nuit. En voici l’analyse : Ils disent que les
contrebandiers arrivés sur la rive droite se sont jetés dans la rivière, qu’en fuyant ils ont abandonné deux ballots. Ils n’ont pu atteindre les contrebandiers mais se rappellent qu’ils en avaient vu un au milieu de la Valserine, ils ont effectué des recherches pour le découvrir sachant que la rivière était grosse et très agitée. Ils ont tiré alors deux coups de feu pour appeler leurs camarades employés Guery, Guindre, Deville et Regard, afin d’explorer ensemble les deux rives de la Valserine ; ils ont continué leurs explorations jusqu’au jour, où ils ont trouvé un autre ballot, plus loin une veste d’étoffe grise, une roulière bleue, un soulier ferré, puis deux autres ballots avant de voir dans la rivière le cadavre d’un homme, arrêté entre trois rochers. Deville et Regard sont restés à la garde du noyé et enfin à sept heures du matin, ils ont fait prévenir le maire de Chézery. Le même procès-verbal contient saisie des ballots abandonnés par les fraudeurs.

Le 28 mars, on n’avait encore trouvé qu’un cadavre. Le sieur Guery, lieutenant d’ordre des douaniers, croit que ce cadavre est sur la commune de Forens ; il va chez le sieur Bouffard, maire de cette commune, qui lui dit que l’affaire concerne le maire de Chézery. Mais, répond le sieur Guery, il est possible qu’il y ait deux cadavres. On a demandé comment il était possible, si les contrebandiers se sont noyés en fuyant, que les douaniers aient su que, deux contrebandiers avaient péri avant que deux cadavres eussent été retrouvés. Le lendemain, le docteur
Guigraud, commis par le Juge de Paix du lieu, procède, sous l’autorité du maire de Chézery, à la visite et à l’autopsie du premier cadavre trouvé dans la rivière, qui a été reconnu pour être le nommé Pinget, un des contrebandiers, âgé de 30 à 35 ans. Le docteur constate sept blessures graves. Il remarque encore qu’à la partie postérieure du tronc, il n’y a aucune trace de blessure ou de contusion, ce qui prouve que les blessures ont été faites par devant. Le rapport finit par ces mots : « Ainsi nous concluons que la mort de cet inconnu doit être attribuée à des sévices qu’on aurait brutalement exercés à l’aide d’armes vulnérantes et contondantes ; que la mort a dû être presque instantanée, que l’immersion n’a été faite qu’après la mort, et qu’on a cherché à en imposer quand on a prétendu que cet inconnu
s’était noyé accidentellement. Un meurtre a été commis sans nécessité ; une cupidité honteuse a poussé des hommes armés contre un homme sans défense et abandonné des siens. Puisque le sang de l’une des plaies a coulé verticalement de la tempe sur le cou, Pinget était donc debout quand son sang a coulé ; ainsi il n’était pas dans la rivière se heurtant la tête contre des rochers. Deux jours après, on trouve dans la Valserine, près de la rive qui dépend de Forens, le corps d’un autre contrebandier ; c’était celui de Tabourin, âgé suivant une pièce du procès de 20 à 22 ans. Le suppléant du juge de paix de Châtillon-de-Michaille se rendit sur les lieux,
accompagné du sieur Guinet, chirurgien. Le rapport du sieur Guinet énonce plusieurs contusions sur le cuir chevelu et le front ; il conclut que les blessures et les contusions ont été faites par des corps déchirants et contondants. Un autre rapport fait plus tard connaître que Tabourin a été comme Pinget blessé principalement à la tête et aussi avec un instrument vulnérant et contondant. Il faut en conclure qu’ils ont été tous deux en butte à des violences de même nature. Tels sont les faits que nous avons observés.

Le docteur Moquin, qui avait été commis par la justice, a d’abord donné un rapport en ces termes : « d’après les faits consignés dans notre rapport du 5 avril, faits recueillis avec une scrupuleuse attention, je pense que la mort des deux individus dont nous avons examiné les cadavres, a été produite par les blessures qu’ils ont reçues à la tête et par la submersion qui les a suivies. » Le même docteur appelé plus tard à faire connaître en particulier son opinion sur la mort de l’individu auquel a appartenu le premier cadavre, déclare : « je ne pense pas que les blessures que nous avons remarquées sur la tête puissent être le résultat du choc, même réitéré, du corps entraîné par le courant de l’eau ; mon opinion est basée sur la nature de ces blessures et sur la place qu’elles occupent à la tête. A l’inspection de l’état de la rivière et de ses bords, je ne pense pas non plus qu’un homme qui serait tombé par accident et qui aurait conservé la vie, eut pu se laisser entraîner par le courant au point de se faire des blessures de la nature de celles remarquées. Ce courant était trop peu volumineux. D’un autre côté, le lit de la rivière et ses bords ne présentent pas de rochers ; seulement on remarque quelques gros cailloux qui, au lieu d’offrir des pointes, sont plutôt lissés par le frottement continuel de l’eau. J’observe encore que l’individu dont nous avons examiné le cas était vivant lorsque les blessures ont été faites, puisqu’elles étaient accompagnées d’ecchymoses profondes. »

Quant au docteur Rendu, l’homme du choix des douaniers, il a fait un rapport qui rentre complètement dans leur système de défense ; toutefois il ne parle pas de rochers, car sans doute, étant avec le docteur Moquin, il avait vu comme lui qu’il n’y en a pas dans la Valserine. Suivant le docteur Rendu, les deux contrebandiers sont tombés vivants dans l’eau ; ils ont fait des efforts pour en sortir et ils y ont
péri ; les blessures ont, suivant lui, accéléré la mort, mais quant aux instruments qui ont causé ces blessures, voici ce qu’il en dit : « L’homme entraîné par l’eau, soit qu’il sache nager, soit par instinct, se place horizontalement, la tête et les bras en avant, les genoux et la poitrine en bas ; or les blessures étaient dans ces diverses parties, et tenant compte de la rapidité de la Valserine et de l’aspérité de ses bords dans quelques endroits, ainsi que des grosses et nombreuses pierres dont son lit est couvert » ; il déclare que les blessures reconnues sur lesdits cadavres sont le
résultat du choc qu’ont éprouvé ces malheureux contre les obstacles multipliés que cette rivière trouve sur son passage.

L’information, quant à elle, a bien mieux expliqué que lui cette circonstance remarquable que les deux cadavres n’ont tous deux des blessures que par devant. Le cabaretier chez lequel les contrebandiers avaient soupé a déclaré qu’à minuit l’un d’eux est retourné dans son cabaret, qu’il lui a raconté l’événement et lui a dit que les deux douaniers les poursuivaient dans un petit pré, plusieurs s’étaient mis dans la rivière, mais que les douaniers les repoussaient à chaque fois qu’ils voulaient aborder et qu’il y aurait peut-être des morts. D’un autre côté un douanier a dit en présence d’un autre témoin qui en a déposé : « Ils s’en sont vu, ils cherchaient toujours à grimper le précipice ». Enfin, le sieur Godet et sa femme chez lesquels Leger et Goduret étaient logés, ont déposé que les douaniers rentrèrent chez eux à une heure du matin et qu’ils ont entendu le lieutenant qui disait : « Ha ! Pauvres hommes, venir de St-Jean jusqu’aux Vouas pour gagner 10 francs et s’exposer à perdre la vie ! ». Sur quoi le préposé Bauduret ajoute : « Oui lieutenant, il y en a un qui m’a dit : Finissez-moi, ne me faites pas souffrir ». Qu’on rapproche ces faits de la circonstance avouée par les accusés qu’ils bordaient la rivière, armés chacun d’un bâton garni d’un fer de pique et on aura la vérité à découvert ; on comprendra comment des hommes qui cherchaient à remonter sur la rive dont ils étaient repoussés se sont écorchés et meurtris les jambes et les mains ; on comprendra aussi pourquoi ils n’ont aucune blessure par derrière ; on comprendra enfin pourquoi leurs plus graves blessures sont à la tête et pourquoi, parmi ces blessures, il y en a qui paraissent d’un corps contondant et d’autres d’un corps piquant, le bâton ferré d’une pique étant tout à la fois un instrument contondant et piquant. Comme les douaniers Leger et Bauduret ont commis le crime qui leur est
reproché dans l’exercice de leurs fonctions, ils ne pouvaient être mis en jugement qu’avec l’autorisation du directeur général des douanes, conformément à l’arrêté du gouvernement du 29 thermidor an 11 ; mais, sur le vu des pièces, le directeur des douanes a donné cette autorisation. Alors Leger et Bauduret ont été arrêtés et interrogés. Leur système de défense a toujours été le même : les deux hommes dont on a retrouvé les cadavres sont tombés dans la rivière, ils ont été entraînés par le courant et ils se sont blessés en se heurtant.

Il y a encore quelques observations qui méritent de trouver ici leur place, l’une se rapporte à Pinget, l’autre à Tabourin et la troisième à tous deux. On sait qu’il y avait sur Pinget, quelques blessures profondes provenant d’un instrument piquant. Les douaniers le savaient évidemment avant que le corps eût été retiré de l’eau, car le conseiller municipal qui accompagnait le maire de Chézery au moment de la levée du cadavre rapporte que le sieur Brodin, contrôleur des douanes, voulait qu’on se servît, pour le tirer de la rivière, d’un de ses instruments à l’usage des mariniers, qui sont garnis de deux pointes en fer, l’une droite et l’autre courbée en demi-cercle, ce qui fut refusé par l’autorité. Si on avait eu la condescendance d’y consentir, les accusés auraient tenté vraisemblablement de montrer dans l’usage de cet instrument la cause des blessures faites par un corps piquant.

Les douaniers prétendent qu’en passant la rivière au moment de l’attaque, deux des contrebandiers ont manqué le guet et qu’ils ont été entraînés par le courant. Ils expliquent donc alors comment il se fait que le corps de Tabourin a été trouvé dans la rivière vêtu seulement d’un pantalon et d’un gilet, tandis que sa veste, sa blouse et son ballot de marchandises étaient déposés un peu plus haut sur le rivage.

Les douaniers prétendant que les autres contrebandiers sont tombés dans un gouffre en traversant la rivière au moment de l’attaque, tentèrent d’abord de placer le lieu de l’attaque à 1 ?4 d’heure de distance au-dessus de celui où elle a eu lieu, parce qu’au point où ils voulaient persuader qu’elle s’était faite, la rivière est plus resserrée et conséquemment plus profonde, mais leur assertion à cet égard fut démentie par tout le monde. Comment pourrait-on en effet admettre que les contrebandiers, conduits par un homme de la commune même, aient pu aller imprudemment passer la rivière dans sa partie la plus profonde. Du débat qui s’éleva à ce sujet il résulte au contraire que, depuis le gué suivi par les contrebandiers jusqu’au lieu où fut trouvé le premier cadavre, il n’y a que deux pieds d’eau au plus fort du courant. En conséquence Dominique Leger, lieutenant des douanes, et Pierre-Aimé Bauduret, simple préposé, sont accusés de s’être rendus coupables, dans l’exercice de leurs fonctions, d’homicide volontaire commis dans la nuit du 27 au 28 mars 1830, sur les nommés Pinget et Tabourin ; Ce qui
constitue le crime de meurtre prévu par les articles 295 et 304 du code pénal.

Fait à Lyon, au Parquet de la cour, le 11 août 1831.
Signé : Vincent de F. Bonnet.

Le verdict du procès en assise. Que sont devenus ces douaniers ?
Plus d’un an après les faits : le 13 juillet 1831, Jean-Jacques-Aimé Descombes, juge d’instruction de l’arrondissement de Gex, donne mandat à tous huissiers de déposer en la maison d’arrêt de cet arrondissement, Dominique Leger, lieutenant des douanes de poste à Noire-Combe, inculpé de meurtre dans l’exercice de ses
fonctions. Puis les inculpés, ayant été transférés à Bourg, sont informés qu’ils seront conduits devant la Cour d’Assise : le 25 août 1831, un huissier « signifie auxdits Leger et Bauduret, qu’ils seront écroués. Le jugement en Cour d’Assise intervient effectivement le 31 août 1831. Nous laissons aux lecteurs, le soin de découvrir par eux-mêmes les conclusions du jugement :

Le 31 août 1831, la Cour d’Assise du département de l’Ain, vu l’arrêt rendu le
9 août 1831 par la chambre de mise en accusation de la Cour Royale de Lyon portant accusation et renvoi par-devant cette Cour, de Dominique Leger, âgé de 46 ans, natif d’Ivry, arrondissement de Beaune, département de la Côte d’Or, lieutenant des douanes domicilié à Forens, département de l’Ain et Pierre-Aimé
Bauduret, âgé de 48 ans, né à Longchaumois, département du Jura, douanier domicilié à Arlod, département de l’Ain, Mr le substitut du Procureur du Roi dans l’exposé du sujet de l’accusation vues les questions et la déclaration du jury portant.

Question : tous deux ou l’un d’eux sont-ils coupables ?

Déclaration : la déclaration du jury est : Non, les accusés ne sont pas coupables.
Attendu qu’il résulte de la déclaration du jury que Leger et Bauduret ne sont pas
coupables, nous, Président de la Cour, ordonnons qu’ils soient mis en liberté, s’ils ne sont retenus pour autre cause.

Fait à Bourg, au Palais de Justice, dans la Grande salle des audiences, le 31 août 1831 [Signatures].
Source : AD01, 2U176. Transcription et publication : Ghislain Lancel. Remerciements : Gaëtan Noblet.